Tragédie à l’Everest (Into thin air). Ce livre restera gravé dans ma mémoire, comme Vivre de Révol ou La mort suspendue de Joe Simpson. J’affectionne les récits de montagne (même si je ne pratique que très peu la montagne) mais ce bouquin va encore plus loin que les deux autres précités.
Un récit à cœur ouvert
Le livre met à nu avec brio la psychologie des alpinistes et c’est assez glaçant si vous me permettez l’expression.
Krakauer, journaliste sur l’expédition catastrophique de 1996 sur l’Everest (8 morts), décrit les faits de l’intérieur, avec toutes les réserves qui s’imposent tant les capacités cognitives des alpinistes sont altérées par la baisse de pression atmosphérique et le froid. Ils se confondent même entre eux à un moment donné tellement ils sont peu lucides !
Il lui a été reproché le côté incisif et culpabilisant de sa plume à l’égard de certains membres de l’expédition (Boukreev notamment). Les conséquences sont en effet lourdes après une telle tragédie. Les familles n’ayant que peu d’éléments factuels sur la mort de leur proche, les écrits ont un poids difficile à porter et assumer.
Mais à la lecture, je trouve justement que Krakauer fait un travail d’auto-critique et d’introspection rare dans ce genre d’ouvrages. Il porte la responsabilité partielle des morts, son remord dégouline au fil des pages : la culpabilité du survivant est bien là, aurait-il pu faire autrement ?
On sent la vulnérabilité de l’homme face aux éléments.
Même les plus expérimentés se plantent, guidés par la soif de réussite et de notoriété, l’appât du gain financier aussi.
Même les plus expérimentés tombent de sommeil pendant que leurs camarades meurent à moins de 100 mètres de leur tente ou s’étouffent dans la tente d’à côté.
Dans la zone de la mort, c’est très dur de sauver sa peau et quasi impossible de sauver celle des autres.
Une liste assez complète des biais cognitifs !
Tragédie à l’Everest constitue malheureusement une belle liste de la plupart des biais cognitif que l’homme peut connaître, appliqués au dur milieu de la montagne, avec les conséquences dramatiques que l’on connaît. Cela ne vous surprendra pas :
- L’excès de confiance des guides, persuadés de “gérer” la montagne parce qu’ils ont déjà réussi plusieurs expéditions.
- Le biais d’autorité et le conformisme, qui font que des clients suivent des décisions discutables sans oser les remettre en question.
- Le biais des coûts irrécupérables, mon « préféré » (qui se rapproche de l’escalade d’engagement) : après avoir payé cher et subi des mois de préparation, renoncer au sommet devient impensable, même quand tous les signaux sont au rouge. Les barrières et marges de sécurité sautent une par une, insidieusement.
Les biais sont ici bien concrets et des silences (l’heure dépasse largement l’heure fixée pour la redescente mais personne ne dit rien), des demi-décisions, des confusions et raccourcis mènent à la catastrophe.
Et vous savez quoi ? J’avais lu il y a quelque temps un livre sur les biais : même en connaissant ces biais, l’être humain ne les évite pas !!!
On ne résiste pas à des milliers d’années d’optimisation de notre cerveau 😄
Critique indirecte du « business » Everest
Si le film d’Inoxtag sur l’Everest (Kaizen) a médiatisé la commercialisation de l’Everest (en commercialisant ce film sur Youtube et via des sponsors, sic 🤑), Inoxtag n’a rien apporté de neuf, à part le vecteur, le sensationnel en images via la filmographie au drone et le phrasé qui parle au « millenials » et plus jeunes.
Trente ans avant lui, Krakauer expliquait déjà, avec force mais dans un livre, comment le “rêve du sommet” est devenu un produit à 65 000 balles, vendu à des clients parfois peu préparés, dans un système où la pression économique et l’ego de chacun rendent le renoncement presque impossible.
En fermant le livre, on se demande jusqu’où le désir de dépassement de soi reste admirable, et à partir de quand il devient une forme d’aveuglement mortel, nourri par un très égocentré besoin de nous prouver quelque chose…
A lire !
Jon Krakauer – Tragédie à l’Everest (Into Thin Air) (Lien Amazon me rapportant une commission, sans frais pour vous)
